La population vieillit, c’est un fait. Mais sommes-nous préparés à cette nouvelle donne démographique ? Accompagnement, lien social, prévention, gestion de la perte d’autonomie, dignité des conditions de vie… Le secteur du grand âge doit évoluer – tant quantitativement que qualitativement. Les entrepreneurs engagés sont à la pointe de cette transformation.
L’espérance de vie progresse, tandis que les premières générations de baby-boomers dépassent les 75 ans. Cette donnée démographique en cache une autre, plus problématique. Car si l’espérance de vie en France est l’une des plus élevées d’Europe, ce n’est pas le cas de l’espérance de vie en bonne santé et le nombre de personnes âgées en perte d’autonomie ne cesse de croître. Ce qui représente un enjeu sociétal d’envergure, résumé ainsi par le rapport Libault, « Grand âge : le temps d’agir », remis au gouvernement en mars 2019 : « La France fait face à une double exigence : affronter la réalité démographique de la hausse du nombre de personnes âgées dépendantes, qui outre un effort financier nécessite de faire évoluer le regard sur le grand âge, mais également faire évoluer l’offre proposée, le modèle actuel semblant à bout de souffle. »
La nécessité d’une alternative
De quel modèle à bout de souffle parle-t-on ? Celui, principalement, des Ehpad qui a largement augmenté sa capacité d’accueil depuis dix ans. Mais sans pouvoir répondre à tous les enjeux de la perte d’autonomie – notamment pour les personnes les plus dépendantes –, ni aux attentes d’une prise en charge globale de la personne, requérant qualité d’accompagnement, lien social et adaptation réelle aux besoins des seniors et de leurs proches. Cette solution, souvent lourde économiquement pour les familles, est la plupart du temps choisie par défaut. Les Français déclarent très majoritairement vouloir rester chez eux le plus longtemps possible. Autre indicateur de perte de vitesse : les principaux métiers du grand âge n’attirent plus, alors même que le secteur devrait recruter près de 93 000 personnes supplémentaires d’ici 2024, comme le rappelle le récent rapport El Khomri sur le sujet.
Face à ce modèle dominant, quelles autres solutions ? Romain Ganneau, responsable des Initiatives sociales chez AG2R La Mondiale met en garde contre les innovations technologiques qui sembleraient séduisantes mais qui ne répondent pas aux réels besoins d’alternatives : « Aujourd’hui en France, pour répondre à la problématique du maintien à domicile, on a près de 300 projets et stratups sur le créneau de la détection des chutes. Pourtant, peu obtienne l’adhésion des seniors. Pourquoi ? Ils ne sont pas en phase avec les usages. Il faut avoir une vue beaucoup plus globale et ne pas imposer une solution toute faite. L’expérience le montre : il faut laisser le choix. Le vieillissement de la population n’est pas qu’une problématique économique, c’est un sujet de société. Ce qui signifie qu’il faut s’interroger réellement sur les envies des gens et co-construire les solutions avec eux. »
La voie sociale et solidaire
Dans cette nécessité de changement de modèle, les acteurs de l’ESS ont pleinement leur rôle à jouer. Marie-Gabrielle Lannegrace, chargée d’investissement solidaire chez France Active, le confirme : « Le bien vieillir est évidemment une opportunité pour les entrepreneurs engagés de se développer sur un nouveau marché, mais aussi de le faire avec les valeurs propres de l’économie sociale et solidaire. À savoir la recherche d’une accessibilité pour tous – et notamment d’un point de vue tarifaire –, un très bon ancrage territorial pour une réponse au plus près des bénéficiaires, une forme de gouvernance propice aux co-constructions avec toutes les parties prenantes – qu’il s’agisse des usagers eux-mêmes mais aussi des proches aidants et des professionnels. Tous ces éléments sont porteurs d’innovations sociales. »
Cette dynamique, le Groupe Associatif Siel Bleu, soutenu par France Active Alsace, la met en pratique depuis plus de 22 ans. Son ambition : faire de l’activité physique un outil d’accompagnement global des personnes en fragilité sociale, cognitive et physique. « Notre premier public était les seniors, car nous étions exaspérés d’entendre parler d’eux comme un coût, et non comme des personnes dont on doit prendre soin », explique Jean-Michel Ricard, l’un des deux fondateurs. « C’est pourquoi, dès le départ, nous avons proposé une accessibilité géographique mais aussi financière grâce à des tarifs différenciés. Car rester en bonne santé et autonome le plus longtemps possible ne doit jamais être un luxe. » Ces valeurs ont ainsi su allier pérennité économique – Siel Bleu accompagne aujourd’hui 14 0000 personnes par semaine dans toute la France et emploie 700 personnes – mais aussi innovations. Pour preuves, le Groupe Associatif a lancé une nouvelle gamme de matériel adapté 100 % made in France et co-construits avec ses bénéficiaires et ses salariés. Sa Fondation protège cette aventure basée sur la non-lucrativité et le bien commun et mène, quant à elle, des programmes de R&D pour aller toujours loin dans l’accessibilité – notamment pour accompagner des personnes âgées en prison ou à la rue et pour mieux prendre en compte la problématique des déserts médicaux.
Lever les freins à l’émergence et au changement d’échelle
Comment dès lors accompagner plus massivement l’émergence et la diffusion de ces solutions sociales et solidaires? « Il faut, tout d’abord, se méfier de la “fausse bonne” idée qui n’a pas encore été développée pour de bonnes raisons », précise Marie-Gabrielle Lannegrace. « Avant de se lancer, il est essentiel de bien identifier l’existant, les acteurs de l’écosystème, les synergies possibles ainsi que les besoins non couverts. » D’où l’importance d’un accompagnement ad-hoc dans les phases de structuration du projet. Lionel Lamothe, à l’initiative de la solution d’accompagnement à la prise en charge cognitive, ExoStim le confirme : « Dès le départ, nous avons conçu cette solution sur deux bases complémentaires : l’apport du CNRS pour la solidité scientifique, mais aussi l’accès direct aux utilisateurs grâce à des mises en situation. Parallèlement, nous avons été incubés, nous avons été en pépinière, nous avons été accélérés. Nous avons donc régulièrement été challengés par des acteurs très divers. Ça nous a donné une vraie assise pour commencer et nous développer. »
Autre enjeu de taille : le morcellement de l’action. Isabelle Blaevoet, directrice des innovations sociales chez Malakoff Humanis le confirme : « D’un côté, les acteurs de l’ESS ont cette grande force d’être très ancrés dans les territoires. Mais cela concourt aussi à l’éclatement de leur offre, qui perd en lisibilité. Cela est notamment dommageable pour les aidants qui se retrouvent bien souvent dans un parcours du combattant quand il s’agit de choisir l’option la plus adaptée pour leur proche. Trouver la bonne articulation entre le local et le national, entre entrepreneurs sociaux et grands acteurs du secteur, est l’une des clés pour concilier innovation sociale et impact pérenne. »
Dans ce contexte, l’heure est à l’émergence de nouveaux modèles de sourcing et de soutien au développement. À l’instar du pôle Vivalab qui vise le repérage de projets locaux, duplicables à l’échelle nationale, et auxquels est apporté un accompagnement sur mesure (voir encadré ci-contre). « Notre volonté était de créer l’écosystème favorable et global dont a besoin un porteur de projet pour fiabiliser son innovation », explique Benjamin Leroux, de la CNAV. « Notre approche partenariale est fondamentale pour allier les approches entre le très grand et le très petit tout en jouant la complémentarité des compétences ». C’est-à-dire mixer de manière agile les ingrédients propices à une innovation qui a vocation à s’installer dans la durée. La session 2019 a permis d’accompagner des projets comme ExoStim, mais aussi Picto Access qui propose des solutions pour renforcer l’accessibilité des informations à destination des personnes âgées ou en situation de handicap. « Une telle expérience nous a apporté de la crédibilité pour aller chercher des partenariats plus globaux – comme l’ARS », rappelle le fondateur, Justin Marquant. « Être accompagnés par des acteurs forts du secteur, qui en connaissent tous les rouages, a été un vrai plus pour gagner en maturité. Car ne l’oublions pas, comme beaucoup d’entrepreneurs sociaux, nous sommes une petite structure qui cherche à répondre à de grands enjeux… »
aura plus de 60 ans d’ici 2050 14,6 % des Français auront 75 ans et plus en 2040 – soit une hausse de 5,5 points en 25 ans (INSEE)
qui décèdent en France ont connu la perte d’autonomie
Dont 2 de façon sévère. Et 3 ont vécu dans un établissement.
(Rapport Libault, « Grand âge et autonomie », 2019)
de personnes âgées dépendantes entre 2017 et 2030. + 41 % entre 2030 et 2050
apportent une aide régulière à un de leur proche âgé de 60 ans ou plus vivant à domicile.
(Drees)
En quoi les acteurs de l’ESS peuvent apporter une réponse pertinente aux grands enjeux du vieillissement ?
Si on veut réussir la transition démographique, il faut que toute la société s’empare de ce défi. Pas seulement les institutions ou les acteurs historiques, qui sont certes compétents, mais ne peuvent à eux seuls être au plus près des territoires et des personnes. Je pense que les entrepreneurs de l’ESS sont amenés à prendre une place prépondérante – aux côtés des acteurs traditionnels – pour générer ces changements culturels.
Quel est, selon vous, leur principal défi ?
Face à l’éparpillement de leurs initiatives, ce serait de pouvoir créer des synergies entre acteurs. Une idée excellente peut s’avérer caduque si elle ne prend pas suffisamment en compte tout son écosystème. Il y a aujourd’hui beaucoup de projets qui voient le jour, beaucoup d’émulation, mais nous avons une difficulté à identifier, détecter, accompagner, soutenir… Il y a vraiment un enjeu de création de filière et de réseau.
De quel accompagnement nécessitent-ils en priorité ?
Ils ont d’abord besoin d’agilité dans les réponses qui leur sont apportées, pour pouvoir identifier les structures les plus à mêmes de les accompagner et les relais qui peuvent se constituer. Avec l’expérience, nous nous sommes aperçus que l’accompagnement financier n’était utile que dans un second temps. Ils ont d’abord besoin de soutien dans l’ingénierie sociale, pour structurer leur modèle et le pérenniser. C’est cette philosophie que nous portons avec le Vivalab.